Jean Duns Scot : l’univocité de l’être, la matière

Jean Duns Scot : l’univocité de l’être, la matière
Jean Duns Scot : l’univocité de l’être, la matière
    La carrière de Duns Scot fut fort courte ; né en 1270, il entra de bonne heure dans l’ordre des Franciscains, et il fut, à Oxford, l’élève de Guillaume de Ware ; il enseigna à Oxford jusqu’en 1304, puis à Paris de 1305 à 1308 ; envoyé à Cologne, il y mourut à la fin de 1308.
    L’intuition thomiste de l’univers est fondée sur deux principes essentiels, issus l’un et l’autre d’Aristote : la notion d’être en puissance qui permet de définir un aspect de la réalité, uniquement par sa relation avec un autre aspect, si bien que la composition inhérente à l’être fini n’en détruit pas pour cela l’unité ; la notion d’analogie qui permet à notre intelligence, dont la vocation est de connaître les choses corporelles, d’atteindre pourtant, comme on l’a vu, des niveaux de réalité supérieurs aux choses matérielles. Ces deux principes étaient contestés par les Augustiniens, mais ils en avaient d’autres qui, pensaient-ils, les conduisaient aux mêmes résultats : à la notion d’être en puissance répondait la notion d’être incomplet, c’est-à-dire d’un être qui, entièrement défini pour l’intelligence, aspirait, par le désir et par l’amour, à s’unir à un être supérieur à lui ; à la notion d’analogie, ils préféraient celle des exemplaires et des raisons divines, qui étaient sinon l’objet, du moins l’appui d’une connaissance intellectuelle, faite d’ailleurs tout autant pour saisir les choses spirituelles que matérielles.
    Or, la critique de Duns Scot s’exerce aussi bien sur les notions thomistes que sur les notions augustiniennes ; avec les augustiniens, il critique la notion thomiste de matière et d’être en puissance ; il ne veut pas entendre parler d’analogie ; contre les augustiniens, il est porté à voir, dans les liens qui maintiennent unis des êtres divers, le résultat d’une volonté extérieure à eux plutôt que d’une aspiration, et il condamne tout exemplarisme qui voit le modèle des créatures dans l’être divin lui-même : il n’y a donc, dans son système, rien d’intelligible ni dans les relations des êtres les uns avec les autres, ni dans les relations des êtres à Dieu. Sa critique ferme ainsi les deux voies par lesquelles les penseurs du Moyen Age avaient tenté de faire communiquer la raison et la foi, celle de saint Anselme qui cherchait à penser les dogmes avec des notions philosophiques, celle de saint Thomas qui voyait dans la foi le stimulant de la raison, capable, avec son secours, de s’élever jusqu’à discourir des choses divines. Dans le monde sans relation de Duns Scot, la foi et la raison tendent à s’isoler, chacune en sa sphère.
    Envisageons d’abord l’aspect négatif du système de Scot : nous pouvons parler de l’être de Dieu, disent les thomistes, parce qu’il est analogue à l’être des créatures. Mais nous ne savons qu’un être est analogue à un autre que lorsque nous connaissons l’un et l’autre et que nous pouvons les réunir sous un concept commun ; l’analogie ne peut être en tout cas un moyen de passer de l’un à l’autre ; l’être des créatures, analysé de tout côté, ne peut nous faire sortir de lui-même, si, par ailleurs, nous ne connaissons l’être de Dieu ; et si l’on sait vraiment quels sont les attributs de la créature qu’on doit donner à Dieu ou lui refuser, c’est que l’on a préalablement son concept.
    La notion d’être en puissance, véritable ressort de tout le péripatétisme, est pour Duns Scot une notion vide. Il soutient, avec les augustiniens, que la matière est une réalité positive, qui a son idée et qui peut exister sans la forme. Le De rerum principio, qui n’est sans doute pas de Duns Scot, a sur ce point les mêmes thèses que le Commentaire des Sentences : « La matière est en acte, sans être l’acte de rien ; elle est chose en acte, puisqu’elle est une chose qui n’est pas le néant, un effet de Dieu et un terme de sa création ; et elle n’est l’acte de rien, puisqu’elle est elle-même fondement de tous les actes, puisque, en outre, son actualité n’est d’aucun genre, puisque, enfin, si elle était acte de quelque chose, c’est cette chose qui devrait être appelée matière » ; il faut se représenter une actualité complètement indéterminée et déterminable. Il suit de là que le composé de forme et de matière naît de l’addition d’un être actuel à un autre être actuel ; « rien n’est dans la matière qui exige telle forme ; elle demeure toujours indéterminée à recevoir telle forme ». Albert le Grand, pour expliquer comment la forme s’ajoutait de la matière, admettait avec saint Augustin que celle-ci contenait des raisons séminales ; il voulait distinguer la création ex nihilo de la génération naturelle ; mais il faut bien admettre, dit Duns Scot, que, même dans ce cas, il y aurait création de ce qui s’ajoute à la raison séminale pour produire la forme complète ; à la vérité, toute causalité suppose la production de quelque chose d’absolument nouveau, sans être pour cela créatrice, et, d’autre part, l’aptitude de la matière à changer, étant tout à fait indéterminée, ne vient pas en elle d’un principe interne défini. Il s’ensuit que la matière admet arbitrairement une forme quelconque et qu’il n’y a plus dans le composé cette unité tenant à ce qu’une partie est en puissance ce que l’autre est en acte.
    Dans la question de la matière, Duns Scot est donc hostile à la fois à l’être en puissance des thomistes et aux raisons séminales des augustiniens ; de même, dans la question, très voisine, de la pluralité des formes, il échappe au dilemme qui semble s’imposer entre péripatéticiens et augustiniens ; contrairement aux uns et aux autres, il lui semble que le cas des corps qu’on appelle des mixtes, où plusieurs éléments se mélangent pour former un corps composé, n’est pas comparable au cas de l’animal ou de l’homme, en qui s’unissent une âme et un corps ; là-bas, il n’y a qu’une forme, celle du mixte, et les formes élémentaires ont entièrement disparu, car l’expérience montre que ces formes n’agissent plus, et Duns Scot n’admet pas qu’elles puissent continuer à exister comme raisons séminales, puisqu’il refuse toute existence à ces raisons. Il n’en est pas de même dans le composé du corps et de l’âme ; ici le corps a sa forme substantielle, la forme de corporéité, qui persiste identique pendant la vie et après la mort ; elle informe la matière du corps ; l’âme, de son côté, n’est pas, comme le dit saint Thomas, une simple forme, mais un composé de forme et de matière, car l’être spirituel n’a pas moins besoin d’une matière que l’être corporel ; si l’être vivant, dans ces conditions, n’est pas un simple assemblage, c’est qu’il y a entre le corps et l’âme une subordination hiérarchique. D’autre part, il ne soutient pas la pluralité des formes au même sens que Robert Kilwardby et les Franciscains adversaires de saint Thomas ; il n’admet pas, à l’intérieur de l’âme, des formes hiérarchisées et distinctes, âme végétative, âme sensitive, âme intellective ; l’expérience intérieure manifeste l’unité de l’âme : si bien que sa thèse de la pluralité des formes apparaît, sous un aspect, très semblable à celle de saint Thomas, en affirmant l’unité de forme à l’intérieur de l’âme, et très différente d’autre part, puisqu’elle ne fait pas du corps un être vivant en puissance ; sous sa forme scotiste, cette thèse, comme celle qui concernait la matière, n’a d’autre résultat que d’accentuer le caractère discontinu de la vision des choses.
    Un autre moyen pour le thomisme d’établir la continuité est la notion de l’analogie de l’être qui unit tout en distinguant ; pour Duns Scot, au contraire, être est un terme univoque qui a même signification appliqué aux accidents ou à la substance, à Dieu ou aux créatures, à la matière et à la forme. Sans l’univocité de l’être, aucune connaissance de la substance n’est possible. Des choses sensibles, l’intelligence perçoit seulement les accidents et non pas la substance ; si elle peut se représenter la substance, c’est grâce à la notion d’être que lui fournissent les accidents. Sans cette univocité, aucun jugement même n’est possible, car on ne peut énoncer un attribut d’un sujet, si l’être n’a pas le même sens dans l’un et dans l’autre. Sans elle enfin, nous ne pourrions parvenir à la connaissance de Dieu ; la théorie de l’analogie la fondait en effet sur le rapport de participation qui existait entre Dieu et les créatures ; mais ce rapport suppose, bien loin de la fonder, la connaissance du terme participé ; et de fait on ne pourrait rien attribuer à Dieu, si, avant toute attribution, on ne possédait de lui un concept qui nous permette de distinguer entre ce qui peut être nié et ce qui peut être affirmé de lui ; ce concept, nous le possédons grâce à l’univocité de l’être ; grâce à elle, nous avons dès l’abord une connaissance de Dieu, si faible qu’elle soit, puisque son être n’a pas d’autre signification que celui des créatures ; et c’est sans doute grâce à elle que prend un sens la preuve de l’existence de Dieu a contingentia mundi que Duns Scot préfère à la preuve aristotélicienne du premier moteur ; pour qu’il y ait quelque être réel, « il est nécessaire de poser une entité réelle, unique, première, qui n’en exige aucune autre avant elle », un être qui donne l’être parce qu’il est l’être même, qui possède l’être « par soi et de soi ».
    Il semble, au premier abord, que l’univocité de l’être devrait avoir pour conséquence une continuité beaucoup plus assurée que l’analogie ; or, il n’en est rien ; car, tandis que l’analogie établissait un rapport entre le contenu même des êtres, l’univocité, en affirmant seulement qu’un attribut de même sens, être, convient également à tous, ne nous donne aucune lumière sur leurs relations ; si donc l’idée d’être est la source de nos connaissances, si, grâce à elle, l’intelligence a une portée infinie, pourtant cette intelligence est, chez l’homme et dans son état actuel, extrêmement limitée ; l’idée d’être rend tout possible, mais ne produit rien par elle-même. Et, bien que Duns Scot ait admis la preuve de l’existence de Dieu, il paraît parfois douter que l’intelligence humaine puisse aller des êtres sensibles jusqu’à Dieu, en vertu de la seule notion d’être : attribuer la vie, l’intelligence, la volonté à Dieu, ce n’est point possible, puisque ces attributs sont inconcevables pour nous, sinon chez des êtres corruptibles ou finis ; Dieu serait alors sans pensée et sans vie ; et, d’autre part, lui attribuer le pouvoir créateur, c’est enlever toute efficacité aux créatures ; son existence supprime alors celle de la créature. On voit comment l’univocité de l’être le pousse, quoi qu’il en ait, vers l’agnosticisme ; les assertions sur le Dieu vivant, créateur, providentiel, gardent la certitude que leur donne la foi, mais elles ne sont pas susceptibles d’être philosophiquement interprétées : on entrevoit un renoncement au grand problème du Moyen Age.
    Le problème de la distinction des attributs de Dieu, tel qu’il se posait dans la tradition à laquelle appartient Duns Scot, est à cet égard tout à fait caractéristique. Nous ne pouvons parler de Dieu (et donc il ne peut y avoir de théologie) qu’en énonçant de lui des attributs distincts les uns des autres, sagesse, volonté, bonté, etc., qui s’ajoutent à son essence. Mais quelle est la valeur de cette distinction ? Est-ce une distinction de raison, comme celle qu’il y a dans une colonne entre le droit et le gauche et qui est relative à notre propre position par rapport à la colonne ? Est-ce une distinction réelle comme celle qu’il y a dans notre âme entre nos facultés ?
    Tout le monde est d’accord sur la simplicité de Dieu : il s’agit, par conséquent, de découvrir un mode de distinction qui n’affecte pas cette simplicité, tout en permettant la pluralité des attributs. Or, selon saint Thomas et Gille de Rome, toute distinction autre que la distinction de raison détruirait cette simplicité : car, dire que les attributs de Dieu sont distincts ex parte rei, ce serait introduire en lui des formes ou quiddités et, par conséquent, des essences diverses. Mais tout le monde est aussi d’accord sur la possibilité d’une théologie ; or, avec la simple distinction de raison, on ne peut rien dire de Dieu avec vérité : « Si, aux concepts distincts que nous formons de Dieu selon les raisons distinctes de ces attributs ne correspondaient des raisons distinctes ex parte rei, tout concept de ce genre serait faux et fictif. »
    Le problème naît donc du conflit entre deux exigences : celle de la simplicité de Dieu et celle de la science de Dieu, qui ne peut s’exprimer que dans des propositions à sujet prédicat. Une première solution consisterait à chercher s’il y a des cas où nous pouvons légitimement énoncer d’un sujet des prédicats qui nous le font voir divers sans qu’il le soit effectivement : c’est ce qui arrive, selon saint Thomas et Gille de Rome, lorsque nous parlons de la sagesse et de la bonté de Dieu, par analogie avec la sagesse et la bonté saisies par l’intellect créé dans les choses créées, où elles sont réellement distinctes ; notre intellect introduit une diversité qui, seule, lui permet de penser Dieu. D’autres, allant plus loin, attribuent cette sorte de propriété dissociatrice non à une déficience de l’intellect créé mais à l’intellect en général : c’est ainsi qu’Henri de Gand fonde la diversité des attributs dans la manière dont Dieu s’appréhende lui-même par son propre intellect ; Richard de Middletown, précisant ce point, montre l’intellect de Dieu dans l’intuition de sa propre essence, se représentant à lui-même comme conçu par un intellect créé sous différents attributs. Mais on peut procéder tout à l’inverse et se demander si une diversité d’attributs ne peut exister effectivement en un sujet sans que sa simplicité en soit atteinte : c’est ce que Duns Scot et, avant comme après lui, plusieurs Franciscains de l’Université d’Oxford, ont essayé avec la notion de distinction formelle. Il y a là, chez les Franciscains, une tradition fort ancienne, puisqu’elle remonte jusqu’à saint Bonaventure et continue avec Jean-Pierre Olivi, Matthieu d’Aquasparta et Alexandre d’Alexandrie : la partie du Commentaire des Sentences de Guillaume de Nottingham, publiée par Ludwig Meier, nous fait voir qu’elle était soutenue à Oxford avant Duns Scot. La distinction formelle est définie par Guillaume, « celle par laquelle des choses se distinguent de telle manière que la raison de l’une ne soit pas par elle-même dans les choses qui appartiennent à la raison de l’autre, si bien que l’on puisse dire : ceci est cela ; par là, vérité, bonté, sagesse et autres termes de cette sorte sont une seule et même essence divine et par conséquent identiquement la même chose ; et pourtant cette formalité, qui est la bonté ou la raison formelle de la bonté, n’est pas cette formalité, qui est la vérité ; on les distingue comme des modes distincts, qui accompagnent une unique et identique chose simple ».
    Mais il faut remarquer en outre que, chez Duns Scot, cette thèse de la distinction formelle repose sur l’univocité de l’être ; l’intelligence infinie reste intelligence au même sens que l’intelligence finie, bien que l’infinité s’y ajoute ; mais une intelligence infinie garde-t-elle un sens pour nous ? Voilà qui, de l’aveu même de Duns Scot, est fort douteux.

Philosophie du Moyen Age. . 1949.

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